LE MATIN 28 juillet 1979
À propos de Lorenzaccio au Palais des Papes, une mise en scène d'Ottomar Krejca, une production du Théâtre de Louvain la Neuve (dir. Armand Delcampe). Philippe y jouait Lorenzo. (voir Le Vent du Gouffre)


DE GÉRARD PHILIPE À PHILIPPE CAUBÈRE

C'est le même mistral qui souffle dans les mêmes étendards. Mais d’un Lorenzo à l’autre, plus d’un quart de siècle a passé et beaucoup de nos rêves se sont écroulés. Il n’est pas bon de n’avoir pas vingt ans en Avignon : il y rôde trop de souvenirs et trop d’espoirs abolis qui touchaient à la fois à l’avenir du théâtre et à l’avenir de notre société.
Fini le temps lyrique qui fut celui du théâtre au sortir de la Libération, entre le Lorenzo de Gérard Philipe (c’est en juillet 1952 que nous l’avions vu) et celui de Philippe Caubère, il y a toute la différence d’une crise de civilisation ; la " fracture " de Mai 68 est ici évidente.
Gérard Philipe jouait un Lorenzo qui, bien que clairvoyant jusqu’à la nausée sur l’humaine mascarade et fasciné par la pourriture d’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve, restait une " âme bien née " au sens de Corneille, un rêveur humaniste. Il gardait noblesse d’âme, lyrisme, générosité avec une tendresse tragique et ses grands yeux fixés sur la ligne bleue de son enfance et de ses rêves de beauté, de justice, de liberté, connaissant l’ivresse des jeux ou l’être et le non-être, il restait frère d’Hamlet.
Philippe Caubère, lui, dans la mise en scène épique mais ratée qu’a décrite Anne Surgère, où l’on ne retrouve que l’ombre caricaturale du superbe spectacle que Krejca avait construit avec Svoboda et le théâtre Za Branou de Prague, Caubère joue en Lorenzo un Lulu florentin encore joli, mais en ruine et vidé de lui-même, un jeune animal androgyne et spectral, sec comme un pruneau, petit insecte noir méchant et ricanant, jeune terroriste muré dans l’idée fixe d’un mur dont il n’espère rien. " Je ne suis qu’une puce, et lui c’est un sanglier ! "dit Lorenzo, à propos du duc. Caubère joue fort bien cette puce terroriste. Florence (notre civilisation) n’est plus qu’un carnaval funèbre, une horrible phantasmagorie de bal masqué ; muré dans son narcissisme méchant, il ne voit plus le monde — toutes valeurs et toutes idéologies écroulées — que comme l’écho de son propre vide auquel sans cesse il se cogne. Avec son visage chiffonné, avec ses yeux verts, sa voix un peu rauque qui rappelle Maria Casarès, et malgré des moyens vocaux insuffisants, il est avec une belle justesse un jeune Médicis minuscule qui serait devenu punk.
Depuis qu’il est " monté " de Marseille pour jouer un jeune soldat marseillais dans 1793 d’Ariane Mnouchkine, Caubère a fait son chemin. Décevant dans le rôle trop écrasant de Molière (dans le film de Mnouchkine), cet acteur qui fut admirablement un arlequin travailleur immigré, dans le personnage d’Abdallah de L’Âge d’or, et qui joua un Dom Juan où il y avait déjà du Lorenzo, nous renvoie assez bien l’image d’une société décomposée, celle qui, dans les banlieues de nos villes, montre son vrai visage.

Gilles SANDIER