Interview parue dans la revue Acteurs en avril 1982
Les troupes de
la Cartoucherie
Le foyer théâtral qua peu à peu formé la Cartoucherie
de Vincennes depuis une quinzaine dannées est un phénomène
majeur de notre théâtre. Un style, un public se sont formés,
rares et nombreux : tout cela, cette extraordinaire réussite, ce
rassemblement sest fait autour de compagnies et de troupes celle :
dAriane Mnouchkine avec le théâtre du Soleil en tout premier
lieu, bien sûr, et puis lAquarium (la troupe en ce moment est divisée,
elle se remet en question : nous parlerons plus tard de lAquarium),
ensuite lEpée de Bois (au Chaudron, cest variable ;
La Tempête daprès Jean-Marie Serreau est un théâtre
daccueil). Nous avons demandé à Philippe Caubère
dévoquer la troupe dAriane Mnouchkine, celle davant
Richard II, qui a disparu, en entier. André
Gintzburger évoque la tribu de lEpée de Bois, quil
connaît depuis toujours.
De la vie collective au one-man show :
Philippe Caubère : sept ans au Soleil
Acteurs Vous
avez longtemps appartenu à la troupe du théâtre du Soleil
et, aujourdhui, vous jouez au théâtre Edouard VII, La
Danse du diable, une pièce dont vous êtes à la fois
lauteur, le metteur en scène, lunique interprète,
et la matière . Ce passage du travail collectif
à la création individuelle vous donne une expérience très
riche pour parler de la notion de troupe. Quelle a été votre formation
de comédien ?
Philippe Caubère Je ne suis pas du tout parisien, je suis
marseillais. Après le bachot, je suis arrivé à Aix-en-Provence
pour faire des études de lettres. Depuis longtemps déjà
je voulais faire du théâtre et je me suis inscrit, comme tout le
monde, dans un cours qui sappelait le cours Molière. Cétait
en novembre 1968. Je suis arrivé dans un cours qui était tout
à fait le cours de province tel quon peut se limaginer mais
qui était en pleine effervescence, en pleine panique, parce quil
y avait eu mai 1968... Cétaient des dames qui soccupaient
du cours, des amateurs, des filles qui avaient fait du théâtre
lorsquelles étaient jeunes. Je le raconte dans La
Danse du diable. Il y avait déjà deux choses qui se profilaient.
Micheline, une de ces dames que jadorais je les adorais toutes
les deux enseignait le théâtre aux gens comme elle
lavait appris cétaient des poèmes, des textes... Et
puis, il y avait lautre, qui était plus jeune, qui avait été
à Avignon en 1968. Quant jétais arrivé, elle mavait
donné La formation de lacteur
de Stanislavski je navais dailleurs rien compris du
tout en me disant Il faut lire cela, cest un livre
très important, vous verrez . Et puis en même temps
Vous savez, il y a des tas de choses qui changent dans le théâtre
Moi jétais naïf, jétais allé à
Avignon en 1968, deux jours, parce que jhabitais à côté,
mais je suis arrivé là avec des idées naïves :
je voulais être Gérard Philipe ! Avec, en plus, les problèmes
de famille les plus classiques, les plus banals. Cette femme, Marlène,
avait fait elle-même un stage avec Eugenio Barba. Cétait
lépoque de Grotowski, que Bourseiller avait fait venir à
Aix. A ce moment, très vite, à Aix qui est une petite ville très
bourgeoise, très fermée, il y avait cette espèce deffervescence.
Finalement, à partir du cours, puis en dehors du cours, on sest
retrouvé avec une bande de copains et de copines à faire quelque
chose ensemble, à faire des spectacles nous-mêmes. Cétait
autour dEric Eychenne qui a créé le théâtre
dessai dAix-en-Provence, le Tex. Cela a duré trois ans, cette
histoire, ce qui est long ! On a créé quinze ou vingt spectacles,
qui parfois ne duraient que trois jours.
Ce sont des spectacles que vous écriviez
vous-mêmes ?
On inventait des pièces. Parfois on était obligé
de gagner de largent pour vivre, on avait fait une vie de Molière,
Eric faisait des spectacles sur les Cathares. Parfois pas du tout : on
avait une pièce à partir des Surréalistes, Le
plaisir des morts, cest de moisir à plat. On avait fait
une pièce sur les festivals de pop music qui se passaient dans la région
à cette époque-là. Moi, javais écrit une pièce
qui sappelait Le cercle, et qui était
très cérébralo-machintruc...
A chaque fois il y avait un auteur ou était-ce
déjà un travail collectif ?
Non, non, cela se faisait ensemble. Il y avait toujours un auteur, mais
il navait pas le droit de le dire! Cest toujours Eric Eychenne qui
était le chef, même si on le contestait sans arrêt. Ça,
cétait aussi 1968... Il sest passé quelque chose de
passionnant être obligé de faire du théâtre
tout de suite, et très vite den vivre, parce que cela suscitait
des problèmes épouvantables par rapport à ma famille, quil
a fallu que je choisisse et que je parte et en même temps
quelque chose de très fatigant et de très épuisant, qui
était justement le laxisme de cette époque-là : il
ny avait pas de chef, pas de metteur en scène...
Il y avait une grande part dimprovisation
?
Oui, dimprovisation, de nimporte quoi... Et parfois des choses
tout à fait passionnantes auxquelles je repense souvent. Cétait
pour moi une espèce de bouillon de culture. On voyait de grands spectacles
Bourseiller, cétait important cest lui qui a
produit Richard II monté par Chéreau,
à Marseille. Mais nous, on faisait un truc complètement à
nous. Et puis en 1970, on est devenu plus théâtre politique, théâtre
dagitation. On travaillait avec la Ligue communiste de lépoque.
Cest ça, ma formation. Et cest comme cela quon a rencontré
ensemble on était trois le Soleil, un jour, à
Lyon où ils étaient en tournée. Nous leur avons joué
un spectacle sur la Commune de Paris, et Ariane Mnouchkine nous a proposé
dentrer tous les trois au théâtre du Soleil. Je suis arrivé
au théâtre du Soleil en 1971, pour un an, comme ça, pour
apprendre notre métier (je sentais vraiment quil fallait que japprenne,
quil me manquait un métier). Les idées, cétait
très bien, mais cela ne suffisait pas. On est entré là-dedans
pour un an... et puis, on est resté sept ans !
Est-ce dur dentrer dans une troupe préconstituée ?
Cest très dur : mais notre chance a été
darriver à trois. Dabord, on sest fait détester
de tout le monde car à trois dans une troupe, on fait bloc, on se referme
on se protégeait. Ce qui a été très important, bien
sûr, cest quAriane, au niveau du travail, nous a dissociés.
Elle sadressait à Philippe Caubère, à Maxime Lombard
ou à Jean-Claude Bourbault. On était toujours habitués
à être nous, nous, nous... Une troupe, cest nous
et cest je. Il y a une difficile dialectique entre les deux.
Et Ariane, très vite, comme ça, sans jamais intervenir dans ce
qui nous liait, en critiquant ce qui nous liait, mais en nous critiquant avec
tendresse, tout de suite dans le travail, par la force des choses, nous a obligés
à être sur le même plan que les autres. Chacun devait travailler
et montrer sil avait quelque chose à apporter ou pas.
Au théâtre du Soleil, y avait-il
un noyau permanent, beaucoup dentrées et de sorties ?
Il y eut longtemps un noyau permanent. Cela fait longtemps maintenant
que le théâtre du Soleil existe, depuis 1964 et même avant.
Cest une troupe qui a vingt ans maintenant. Il y a eu plusieurs histoires
du théâtre du Soleil, et sans doute des histoires très différentes.
Moi, jai envie de dire que le noyau du théâtre du Soleil,
cest Ariane. Cest un peu restrictif, mais cest quand même
ça : cest Ariane, et les relations des gens qui travaillent avec
elle, ou ceux qui ont travaillé avec elle, avec qui elle retravaille
ou ne retravaille pas.
Comment se combine la personnalité dAriane
Mnouchkine et la place faite au travail collectif ?
Je crois quau début du théâtre du Soleil, il
ny avait pas du tout didée de travail collectif. Il y avait
une idée de responsabilité collective, au niveau de lentreprise.
Je vous dis des choses que je nai pas vécues, mais quon ma
racontées... Cela passait par Ariane : il fallait que cette fille
fasse des mises en scène, quelle ait les moyens de faire des mises
en scène, quelque prix que cela coûte, y compris dans la vie...
Cest certainement une des clés de la réussite du théâtre
du Soleil, cest le meilleur départ qui puisse exister. Et puis
ils étaient amis bien sûr... Ils ont eu la sagesse de rester un
groupe assez fragile, pas totalement constitué dans un centre dramatique
ou une structure administrative pesante, ils étaient libres, ils ont
pu, au niveau de la création, cest ça qui est très
important, assumer le bouleversement de 68 et le traduire en termes de spectacle,
ce qui finalement a été assez rare. Cela a donné Les
clowns et surtout, trois ans plus tard 1789.
Le travail collectif, ils lont fait à leur manière, dabord
en se passant dauteur ; alors quils avaient toujours monté
des auteurs ; soudain, ils ont décidé quils nen
monteraient plus. Cela voulait dire queux devenaient les auteurs... Et
cest devenu cette sorte de système : Ariane leur proposait
un sujet à partir duquel les acteurs improvisaient. Tout ce matériau
dimprovisation servait à Ariane de point de départ pour
composer un spectacle. Bien entendu, je crois que cest Ariane qui a suscité
le travail collectif, peut-être même la-t-elle imposé,
je nen sais rien, je nétais pas là. Quand je suis
arrivé ça y était, cest après 89.
Jusquà LÂge dor,
qui a été le dernier spectacle de création collective,
après lequel elle a repris vraiment en main son rôle de metteur
en scène avec Molière, avec
Méphisto. Depuis Molière,
les choses ont changé.
Le travail de création collective nimplique-t-il
pas une grande lenteur entre les spectacles ?
Si, cest cauchemardesque... Jai calculé quen
sept ans au théâtre du Soleil, si je compte Dom
Juan, le spectacle que jai monté comme metteur en scène,
jai participé à la création de quatre spectacles
et repris 89 : jai créé
93, LÂge
dor, et la même année le film sur Molière et
Dom Juan. Cest très lent à
concevoir, très lent à faire et, une fois fait, ça a été
tellement long et épuisant quil faut le jouer très longtemps,
pour sen remettre et pour penser à autre chose, mais aussi pour
lamortir du point de vue financier.
Est-ce quun succès nest pas
également un peu lourd pour les comédiens qui doivent
jouer des centaines de fois la même pièce ?
Moi, jaime bien jouer un spectacle très longtemps. Je ne
sais pas ce que cest, le métier, mais je suis sûr
que quand on joue un spectacle 200 fois, on apprend quelque chose de son métier.
Car cela veut dire quon va passer par des périodes deuphorie,
de désespoir, dennui, de cauchemar... On ne peut pas se dire que
le cauchemar va sarrêter, parce que lon sait que cela va continuer.
Il faut trouver des moyens en soi-même ou chez les autres pour que cela
recommence, que le plaisir revienne. Au niveau du métier concret, je
crois que jouer beaucoup, mais tout le temps des choses différentes,
cela veut dire que tout le temps on passera à côté du problème.
Le problème, il arrive au bout de 100 représentations quand on
nen peut plus, quon en a marre. Là, tout ce qui a été
triché, tout ce qui a été mauvais, apparaît. Tout
ce qui est authentique et vrai de soi-même, cest là-dessus,
brusquement quon est obligé de sappuyer.
Mais en même temps les spectacles ne se
déglinguent-ils pas très souvent ?
Si, tout le temps. Un spectacle cest vivant. Lâge dor
cela donnait des résultats catastrophiques parfois, des choses aberrantes,
horribles. Il faut répéter, recommencer...
Comment se faisait le choix des pièces,
au Soleil ? Il y avait une discussion sur les enjeux ?
Oui, cétait plus quune discussion, cétait
une maturation.
Y avait-il beaucoup de fausses pistes, de projets
abandonnés ?
Avant Les clowns, donc avant de décider
de se passer dauteur, ils ont travaillé plus de six mois sur une
pièce de Brecht, Baal, cétait presque fait, puis sur des
Shakespeare... Après 93, on a travaillé
trois mois pour un spectacle sur 1936. Finalement, cest devenu Méphisto,
quatre ans plus tard. Mais on avait beaucoup travaillé sur 36, sur le
Front Populaire, la guerre, le fascisme, à partir de documents, de livres.
On avait fait des claquettes, car cela devait se passer dans les bals.
Et pourquoi le spectacle na-t-il pas abouti ?
Ça ne sest pas fait parce quAriane et nous navons
pas eu suffisamment envie de le faire... Le projet doit venir delle. Cest
obligé. Si. ça ne vient pas delle, cela ne marche pas. Il
faut que, quand elle parle de son projet, les yeux des gens fassent ding-ding.
Cest plus quune discussion. Le projet qui va se faire, cest
quand brusquement, à la fin de la réunion, tout le monde se met
à picoler et à sentir que ça y est ! Pour 36, cela
me faisait chier ce projet, dabord faire des claquettes javais horreur
de cela. Et puis on était plusieurs à dire : 36 cest
bien, mais pourquoi ne fait-on pas un spectacle sur lépoque contemporaine ?
Ariane disait quon nétait pas prêts, pas mûrs.
On la fait plus tard, on a fait Lâge
dor et cétait beau...
Quelle est lorganisation de la troupe ?
Je ny suis plus depuis trois ans et à chaque spectacle ou
presque, tous les deux spectacles pour être plus réaliste, le théâtre
du Soleil change parce quil change de gens. Moi, je ne fais plus partie
du théâtre du Soleil, quels que soient mes attachements avec le
théâtre du Soleil, avec Ariane, quels que soient mes sentiments,
ce nest plus moi du tout. Le théâtre du Soleil, ce sont les
gens qui le font maintenant, que je ne connais pas. La richesse, lintelligence,
la force dAriane cest de savoir tromper ses amours, cest de
savoir aller ailleurs, trouver dautres gens et faire dautres choses.
Ça implique des tas de problèmes humains, évidemment, parfois
des déchirements, mais ça fait partie du jeu et à la limite,
du plaisir, et surtout dune nécessité artistique. Si, à
un certain moment, jai eu une critique fondamentale à faire au
Soleil, cest que cétait toujours les mêmes qui jouaient.
Il y a un moment où ça doit être dautres gens.
Inversement, le Soleil a pu servir de modèle
à dautres troupes.
Je ne crois pas que modèle soit le terme qui convienne. Cest
une source... Le propre des grands créateurs cest quils font
leur uvre et quils essaiment, ils donnent naissance à autre
chose. Quand on parle de Jouvet, de Dullin, ce sont des gens qui sont venus
de la même source qui était Copeau. Barrault était lélève
de Dullin... Si quelquun nessaime pas, cest que sa création
transporte sa propre mort. Ariane est vraiment quelquun qui donne naissance
à beaucoup de choses que cela lui plaise ou pas, cest
un autre problème. Cest bien fait pour elle !
Comment sest fait pour vous le passage
du théâtre au cinéma avec le Molière
?
Il sest fait assez naturellement. On sest dit on va faire
un spectacle, mais ce sera du cinéma, parce que cette histoire-là
il faut quelle soit racontée au cinéma, parce quAriane
avait envie de faire un film et beaucoup de gens avec elle.
Il ny a pas eu de problèmes avec
le mélange de deux équipes très différentes ?
Non, ça sest très bien passé. Au début,
cétait dur, bien sûr. Ils se demandaient qui on était
et nous, on les regardait... Mais finalement les techniciens de cinéma
ce sont des artisans comme nous. Une reconnaissance sest faite très
vite.
Vous aviez gardé vos méthodes théâtrales ?
Transposées pour le cinéma.
En répétant beaucoup ?
Avant les prises, pendant les prises, on recommençait parfois
dix-huit fois les prises... Et puis on parlait entre nous de choses quon
connaissait.
Cétaient des discussions collectives ?
Cest plus simple et naturel que cela, cest beaucoup plus
tribal ou primitif. Cela ne se passe pas comme dans un parti politique ou un
symposium. On parle avec tout le monde quand cest le monde, on parle avec
une personne quand cest une personne, on sengueule, on se tombe
dans les bras. Cest beaucoup plus familial Ça mamuse toujours
quand on me demande : Mon Dieu, comment as-tu pu faire pour
rester sept ans au Soleil et supporter cela ? Non seulement
je lai très bien supporté, jétais très
heureux, pas tout le temps bien sûr mais en fait, ce nest pas un
kolkhoze ! Par exemple, il ny a pas de contrat, cest très
important : les gens quand ils en ont marre, ils sen vont, ils peuvent
partir quand ils veulent. Jai vu des comédiens partir pendant les
représentations on les remplaçait dans laprès-midi...
Sils restent cest quils ont envie de rester. Alors évidemment,
il y a tous les problèmes que lon peut imaginer, les problèmes
de pouvoir. Ariane ne dirige pas le théâtre du Soleil comme une
copine gentille, cest un chef, et ce nest pas possible autrement.
Cest peut-être ma plus grande leçon, après le texte :
on dirige une troupe, on dirige un travail théâtral, on dirige
un film. Ça ne se fait pas avec tout le monde autour dune table
qui discute. Cest Renoir qui disait que pour faire un film il faut que
tout le monde creuse dans le même trou. Lart le plus difficile au
théâtre, cest dêtre directeur de troupe, cest
ce qui est le plus rare. Diriger une troupe, cest infernal, ça
doit être passionnant, mais cest extrêmement difficile. Faire
de la mise en scène cest facile, jouer cest déjà
très dur, écrire aussi...
Vous pensez quon peut diriger une troupe
sans être soi-même acteur ?
Cest une question de talent. On ne peut pas diriger une troupe
sans les acteurs, contre les acteurs. Cela arrive parfois, cest normal,
quelquun qui nest pas acteur va essayer de diriger une troupe sans
les acteurs, mais il se plantera, cest sûr. Au bout du compte, ce
sont les acteurs qui doivent, devant le public, gagner la partie. Si on rate
cela, on rate toute lentreprise.
Est-ce que le vedettariat que vous a apporté
le film, avec le rôle principal, votre nom connu de tout le monde, est-ce
que cela a entraîné un changement
dans votre statut au sein de la troupe ?
Il ny avait pas de noms dans le film non plus, puisquil ny
avait pas de générique, chose qui ma dailleurs fait
chier énormément. Là, cest aussi quelque chose qui
ma gêné, à un certain moment, au théâtre
du Soleil, cette peur de mettre des noms sur la tête des acteurs. Pour
moi, troupe ne veut pas dire anonymat, sinon je menfuis. Je crois que
dans une troupe tout le monde nest pas pareil, il y a des gens plus forts,
moins forts, cela dépend aussi des moments. Il y a des gens qui méritent
plus que dautres davoir leur nom. Moi, quand je suis arrivé
au théâtre du Soleil, jaurais trouvé ridicule quon
mette mon nom en gros parce quil y avait des acteurs qui étaient
bien plus forts que moi et qui avaient des rôles plus importants. Par
contre quand jai joué Molière, je trouvais tout à
fait normal quon mette mon nom ou celui de Joséphine Derenne...
Dans la troupe de Vilar, au TNP, les gens avaient des noms !
Votre mise en scène de Dom Juan
était le prolongement de votre travail de réflexion pour le film ?
Oui, javais surtout envie depuis longtemps de faire la mise en
scène dune pièce écrite. Travailler sur Molière
et relire Dom Juan, comme les autres pièces,
ma rappelé des tas de choses, et puis javais une distribution
dans la tête, avec des acteurs qui étaient au Soleil et avec qui
javais envie de travailler. Après, cela a été un
concours de circonstances. Ariane travaillait à son montage, je lui ai
proposé mon projet et elle a été daccord.
Que faisaient les autres comédiens de
la troupe pendant ce temps ?
Il y en avait une partie avec moi sur Dom
Juan, une partie avec Jean-Claude Penchenat dans le théâtre
du Campagnol qui jouait David Copperfield
et une partie qui était au chômage ou qui travaillait ailleurs...
Après
vous avez été en Belgique ?
Il y a eu dabord un an où je nai rien fait. Jai
suivi Molière en tournée, lorsque
le film est sorti en province, jai été discuter avec le
public pendant quatre-cinq mois. Et puis je suis entré à lAtelier
théâtral de Louvain pour travailler avec Krejca sur Lorenzaccio
et Les trois surs.
Pendant
ce temps-là Méphisto démarrait ?
Ils ont commencé à répéter trois mois avant
que je parte.
LAtelier
de Louvain, cest aussi une troupe ?
Cest très différent. Dabord lAtelier
a été créé pour Lorenzaccio.
Cest encore en gestation, mais ça fonctionne dune manière
plus traditionnelle, comme un Centre dramatique, avec des comédiens.
Les salaires sont différents... Cest une équipe autour de
deux têtes : Armand Delcampe qui est le directeur du théâtre
et Otomar Krejca qui est le directeur artistique. Cela fonctionne à lallemande,
avec dramaturge, directeur...
Avez-vous
eu des problèmes dacclimatation ?
Je ne me suis pas du tout fait à la structure humaine. Jaime
beaucoup Krejca, cétait très important de travailler avec
lui, jaime bien Armand aussi, mais cest une structure qui ne mintéresse
pas du tout, parce que cela exclut des tas de choses qui me paraissent très
importantes, comme lamitié... On prend des acteurs pour une distribution,
ensuite ce ne sont plus ceux-là, cest comme partout... Moi je ne
me sentais pas bien. Dans une troupe il y a une question damitié
qui joue, une question passionnelle. Cétait dailleurs critiqué
au théâtre du Soleil : on dit toujours quAriane a des
relations passionnelles avec les gens, cest vrai, mais cest cela
qui mintéresse. Sans relations, il ny a pas de création
possible.
Comment
avez-vous créé votre propre spectacle, La
danse du diable, après cette expérience de lAtelier
théâtral de Louvain ?
Cest parti un an plus tard. Jai joué Lorenzaccio
à Avignon, puis en tournée ainsi que Les
trois surs. Javais un contrat dun an qui sarrêtait
au mois de mai 1980. Et là, vraiment, je voulais écrire une pièce.
Cest devenu La danse du diable.
Vous lavez
écrite seul ?
Seul dabord, puis avec un ami Jean-Pierre Tailhade qui
est dailleurs un des fondateurs du théâtre du Soleil et par
qui jai rencontré le Soleil, mais il était déjà
parti quand je suis arrivé dans la troupe et avec Clémence
Massart, une comédienne avec qui je vis et qui travaille au Magic Circus.
On a travaillé comme cela, lun, lautre, et seul pendant un
an.
Vous arrivez
à travailler seul ?
Cest très difficile, très cruel, mais javais
besoin de cela. Je ne crois pas quon puisse faire du théâtre
sans troupe humaine, quelle que soit la nature de la troupe, mais je ne crois
pas quon peut faire du théâtre sans savoir être seul
parfois, sans garder son individualité, sans travailler aussi avec son
individualité, sans savoir comment on est quand on est tout seul, ce
quon a envie de raconter. Cest pour cela que jai fait ce spectacle.
Au départ, je ne devais pas le jouer seul, je voulais lécrire
pour plusieurs acteurs, mais je ny suis pas arrivé et je me suis
rendu compte que le thème de mon spectacle me contraignait à jouer
seul ! Cest comme cela quil aurait un sens, sil avait
un sens. Je ne voulais pas que ce soit un spectacle de metteur en scène
même en étant le metteur en scène, comme Dom
Juan est un spectacle de metteur en scène ni un spectacle
de dramaturge... Je voulais que ce soit un spectacle écrit et mis en
scène par un acteur, qui ne cesse davouer et de proclamer quil
est acteur, que son langage est un langage dacteur...
Votre rapport avec le public doit être
très différent lorsque vous vous trouvez seul en scène,
au lieu de jouer au milieu dune troupe ?
Cela dépend du spectacle, bien sûr. Là, ce qui est
une surprise formidable, cest que le spectacle est porté par le
public les trois-quarts du temps. Cest un plaisir extraordinaire. Cest
très différent de jouer seul, cest vrai, cela fait aussi
beaucoup plus peur. Il y a eu un moment à la fin des Trois
surs où je memmerdais prodigieusement (pour la première
fois de ma vie). Je ne supporte pas cela, ça me rend malade de mennuyer
en jouant, je préfère faire autre chose, vivre au chômage,
glander... Et là, jai vraiment retrouvé quelque chose que
javais perdu depuis longtemps, cest le plaisir de jouer, donc aussi
la peur. Je navais plus peur, je navais plus le trac, rien... Là,
jai peur. Quand je joue le soir, toute la journée je décroche
mon téléphone et jai la trouille. Pour des tas de raisons
débiles, physiques : pour que je ne me fasse pas mal parce que si
jai la voix cassée, il ny a rien. Jai peur aussi parce
que, à Ivry, les gens venaient parce quon leur avait dit que cétait
bien, alors il ne fallait pas quils soient déçus. Brusquement
je retrouve des sensations très primitives comme cela, mais qui font
aussi que le plaisir est fantastique quand ça marche ! Cest une
explication entre un acteur et le public, sans rien qui gêne, ni décor,
ni troupe... Et en plus avec une histoire, lhistoire dun acteur.
Vous pourriez écrire autre chose ?
Jai essayé de fuir cela. Il ny a rien de plus casse-gueule
que décrire lhistoire dun adolescent qui rêve
de faire du théâtre, cest tellement banal. Jai essayé
de raconter cela autrement, mais Tailhade ma vu dans un tel état
dangoisse quil ma dit : cest ça que tu veux raconter
et tu dois le raconter ! Et tout de suite les gens ont compris, parce quils
ont compris que cétait leur histoire. Un gamin qui veut faire du
théâtre parce quil rêve de gloire, ou une mère
qui a du souci parce que son fils senferme dans sa chambre et quil
va faire du théâtre, mais pas dans les beaux théâtres,
dans des endroits pourris. Cest lhistoire de tout le monde.