En conclusion de ce programme (Les Enfants du Soleil, 1989, théâtre Hébertot), je souhaitais vous proposer un texte qui dirait mieux que je ne saurais le faire moi-même quelque chose sur ce que cest que ce drôle de métier dauteur-acteur ou même tout simplement sur ce que cest que le métier dacteur. Ou sur ce que cest que le métier dauteur. Mais je voulais que ce soit quelquun daujourdhui. Pas un mort. Pas même un grand mort. Je veux dire ni Jouvet, ni Copeau, ni Vilar. Non un vivant. Et que ce soit bref, clair et juste. Jai cherché dans toutes les revues théâtrales, dans des interviews dacteurs, de metteurs en scène et même décrivains, et je nai rien trouvé. Jusquà ce que je tombe un jour par hasard, sur ce texte qui nest luvre ni dun acteur, ni dun metteur en scène, ni dun auteur mais figurez-vous, dun toréro. Oui, dun toréro. Dun toréro bien vivant.
La Forge
par Paco Ojeda *
Jignore
ce quest la multitude et je ne peux pas toréer pour les multitudes.
Mille personnes, cest déjà une multitude. Vingt également.
On est sur le bon chemin lorsquil en reste deux ou trois. Si tu es seul
avec le taureau, la vérité est là.
Jimagine que les écrivains travaillent dans la solitude. Lartiste
a besoin de solitude. Son métier est très difficile. Il lui faut
concilier ce qui est à lextérieur et ce qui est à
lintérieur. Je ne sais pas si je mexplique bien : ce
qui se trouve à lintérieur, cest notre émotion,
et ce qui se trouve à lextérieur, la compréhension
que les autres en ont. Ce nest pas le taureau qui me fait peur, cest
lincompréhension.
Il y a quatre ans, José Antonio del Moral et José Carlos Arévalo
(1) sont venus à Sanlucar avec des textes quils avaient écrits
sur moi. Jai compris leur solitude décrivains. Il me semblait
que, tous seuls, les mots exigeaient deux les suivants. Voilà pourquoi
ces mots ne sonnaient pas faux. Ils nécrivaient pas sur moi, mais
sur eux-mêmes, sur leurs sentiments. Je nétais quun
prétexte. Cétait comme sils avaient été
en train de toréer. Les mots sont le taureau de lécrivain.
Et les passes sont les mots du torero. Une passe en amène une autre.
Lorsque cela ne se produit pas, toréer na aucun sens.
Je crois que lartiste véritable est dans une forge. Pour sexprimer,
il travaille avec un matériau dur, qui ne sajuste pas à
ses idées. Les mots sont un matériau dur. Le taureau est un matériau
dur. Dans la forge, lartiste fait fondre ses idées. Elles sassouplissent
et prennent la forme désirée.
La forge de lartiste doit toujours être en activité. Il doit
mettre sur le feu beaucoup didées. Une fois, on ma demandé
ce quétait le temple (2). Jai dit que cétait
la forge du torero. Dans lart de toréer, il y a un toreo (3) liquide
ou des toreros durs. Un artiste sans forge nest pas un artiste. Des mots
durs sortent de lui, semblables à ceux-ci qui ne savent pas exprimer
mon sentiment. En ce qui me concerne, je sais quand un torero modèle,
grâce à sa forge, un taureau. Ce quil fait alors, cest
linventer. Je sais également juger les toreros sans forge, qui
ne sont pas de véritables artistes, qui sont des hommes qui répètent
ce que dautres ont modelé.
Pour que le toreo soit création, il est nécessaire de savoir sarrêter.
De retourner à la campagne, dobserver
le taureau lorsquil est tranquille, presque absent. Il faut simprégner
de lui et de tout ce qui lentoure. Lartiste doit connaître
ce que pense le taureau, ce que pensent les rivières, ce que pensent
les arbres. Que deviendraient les hommes sans arbres ni rivières ?
Les aficionados pensent que toréer signifie faire des passes avec les
taureaux. Je me sens très loin de cela. Toréer, cest parler
avec le taureau, comprendre sa peur et savoir comment lui comprend la tienne.
Je me sens prisonnier des règles si rigides qui limitent le toreo. Le
temps me dérange, devoir en finir avec le taureau alors que japprends
à peine à le connaître. Il se peut que les règlements
soient nécessaires, mais je pense quils sont faits pour ceux qui
ne connaissent rien aux taureaux. Le taureau a sa vie irremplaçable et
je naime pas quon le tue par routine. Cest pourquoi jespace
autant que je peux mes prestations. Je me respecte et je respecte le taureau.
Dans les arènes, je souhaiterais quon maccorde du temps,
comme à la campagne. Parfois, lorsque je lis un vers ou un roman, jimagine
lécrivain. Je le vois marquer une pause, chercher les mots quil
ne trouve pas, et non partir en abandonnant la page, au contraire, chercher
encore et encore, jusquà trouver la place (le sitio)
(4) dont les mots avaient besoin. Lentente, voilà ce qui est difficile.
Il y a des taureaux avec lesquels le torero sentend immédiatement.
Ce nest guère une question dinspiration. Cest que le
taureau est rapide. Or, certains taureaux mettent du temps à se lier.
Comme ces mots que lon ne trouve pas. Le travail décrire
et celui de toréer ressemblent au métier de forgeron.
Pour avoir une forge, il faut savoir être seul. Lartiste doit beaucoup
réfléchir. Tout doit déjà avoir été
pensé car, au moment de créer, la pensée reste en arrière
et il na de temps que pour sentir. Je comprends les écrivains qui
travaillent dans la solitude. Dans larène, on est seul aussi. Et
lorsque le torero crée de lart, il advient une chose étrange,
nous sommes tous ensemble et nous sommes tous seuls. Je torée dans des
arènes qui sont presque toujours combles. Je ne torée pas pour
tous, mais pour chacun. Je sens, quelquefois, quune multitude de solitudes
maccompagne. Je sais alors que jai vraiment toréé.
Il se peut que le secret décrire et de toréer tienne à
la forge.
*Matador de toros
Ce texte, paru dans la revue littéraire El
Urogallo, est inédit en français.
(1) Célèbres critiques taurins espagnols.
(2) Temple : Concept fondamental de la corrida difficilement traduisible.
Cest le fait daccorder la vitesse du leurre à celle
du taureau et beaucoup plus encore.
(3) Toreo : manière de travailler un taureau ; le style propre
dun matador.
(4) Une chose est en su sitio (à sa place).
En tauromachie, le terme désigne le fait que le torero sait mettre entre
lui et le taureau la bonne distance qui permet à lanimal
dexprimer au mieux ses qualités.
Traduit par Rauda Jamis. Publié dans le journal Libération le 18 mai 1988