Introduction au spectacle Vues sur l'Europe d'après l'œuvre d'André Suarès

" Attention ! Ce livre peut être dangereux… "
Cet avertissement fut lancé par André Suarès, le 7 mars 1936, à l’intention de Bernard Grasset, au moment précis où l’on mettait sous presse Vues sur l’Europe.
Quelques centaines d’exemplaires de l’ouvrage étaient déja imprimées quand, violant les clauses du traité de Versailles, Hitler fit franchir le Rhin à la Wehrmacht et envahit la Rhénanie, zone démilitarisée depuis 1930.
Dans une France passive, où la droite exigeait la démission du gouvernement Sarraut, où la gauche se retranchait derrière la fallacieuse sécurité collective garantie par la Société des Nations, Bernard Grasset et Louis Brun, directeur des Éditions Grasset, crurent nécessaire d’user de leur influence auprès de l’écrivain pour différer une publication qui, selon eux, risquait de troubler l’ordre public et de ruiner sans recours les relations franco-allemandes et franco-italiennes.
Le courage ne faisait pas défaut à Suarès ; mais il ne voulut pas qu’on l’accusât, si peu que ce fût, de nuire à son pays. Il s’inclina et prit à son compte le sacrifice du renoncement. Le tirage fut interrompu, les volumes tirés mis au pilon.
Vues sur l’Europe devint une affaire classée.
Fin décembre 1938, Louis Brun estima que le moment était venu de sortir enfin de l’ombre Vues sur l’Europe. Outre une préface, André Suarès voulut ajouter une postface à son ouvrage.
Mais quand Bernard Grasset et Louis Brun eurent pris connaissance de cette postface, qui contenait des pages incendiaires dirigées autant contre Hitler, Mussolini et Staline que contre les gouvernants français, tout fut une nouvelle fois remis en question.
Appellé en consultation, Me Maurice Garçon recommanda de ne pas publier ces pages virulentes :
" Vous tombez sous le coup de la loi, expliqua Louis Brun à Suarès, qui interdit les injures aux souverains et chefs d’État… Mais il y a encore plus grave : c’est l’appel au meurtre. Et cela est puni de trois mois de prison ".
Au verso de l’enveloppe, Suarès nota :
" Je ne suis pas assez bien portant pour aller en prison. J’en ai écrit trois fois plus. Je ne vous ai pas tout fait voir. Le reste est plus terrible encore… "
La postface écartée devint un fascicule d’une soixantaine de pages intitulé En marge d’un livre ; il fut tiré hors commerce à cent exemplaires pour l’auteur et l’éditeur.
Vues sur l’Europe fut commercialisé en mai 1939, quand la guerre était inévitable, avec une préface et un chapitre supplémentaire intitulé " Némésis ", où Hitler se voyait poursuivi par la vengeance des dieux.
Le livre sombra dans l’indifférence : les Français ne voulaient pas mourir pour Dantzig.
Au printemps de 1939, André Suarès, Cassandre sans audience, n’était plus qu’un homme résigné. Quand la guerre éclata et que survint la défaite de la France, il devint un proscrit poursuivi par la Gestapo et par la Milice. Il payait cher le droit d’avoir clamé ce qu’il pensait. Sa probité mystique, sa haine du mensonge et du fanatisme s’étaient brisées sur le mur de l’inertie.
Aujourd’hui, avec le recul, on demeure saisi d’étonnement par cette intelligence fonctionnant comme un sismographe, par ces visions d’apocalypse, par ces intuitions géniales et désespérées.
Vues sur l’Europe fut réimprimé en 1943, à Alger, par la France Libre.